© Collège de France
C’est au printemps dernier qu’est paru aux Editions du Collège de France un essai de Justine Lacroix[1] intitulé Les valeurs de l’Europe, un enjeu démocratique [2]. Un titre qui affiche d’emblée la problématique du fondement démocratique de la construction européenne, à savoir les valeurs dont cette dernière se revendique et notamment celles de dignité, de liberté, d’égalité et de justice énoncées dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne en décembre 2000.
Le moment choisi pour la parution de cet ouvrage ne doit rien au hasard, quelques mois avant une élection du Parlement européen de juin 2024 dont on annonçait déjà qu’elle verrait se confirmer la poussée nationaliste et eurosceptique constatée dans plusieurs scrutins nationaux précédents, et par conséquent le renforcement des pouvoirs qualifiés d’ »illibéraux » déjà à l’œuvre notamment en Europe centrale. Les résultats n’ont pas contredit ces prédictions sans remettre toutefois profondément en cause les équilibres politiques traditionnels du Parlement européen.
C’est effectivement cette distinction entre démocratie « libérale » et « illibérale » qui sert de point de départ à la démonstration de Justine Lacroix, avec la question initiale : « Peut-on concevoir une démocratie sans libertés ? », autrement dit une démocratie qui se réduirait au seul processus électoral et remettrait en cause les principes des Droits de l’homme et de l’Etat de droit, fortement réaffirmés dans le préambule de la Charte des droits fondamentaux.
Ces notions de démocratie et de libéralisme sont analysées par Justine Lacroix au regard des théories élaborées depuis le XVIIIème siècle en relation avec les bouleversements historiques que l’Europe a vécus. Est remise notamment en cause l’idée que le libéralisme économique, celui associé à la construction européenne en particulier, imposerait inéluctablement sa domination.
L’autre interrogation de l’auteure prend elle aussi appui sur le préambule de la Charte des droits fondamentaux d’une Union européenne qui « place la personne au cœur de son action en instituant la citoyenneté de l’Union et en créant un espace de liberté, de sécurité et de justice ». Ce principe de sécurité (ou de sûreté pour reprendre un terme qu’utilisait Montesquieu) implique de protéger l’individu, par l’institution et le respect des lois, des atteintes provenant non seulement de ses semblables mais aussi de l’arbitraire des pouvoirs publics. Le dilemme provient du fait que, face aux menaces terroristes notamment, une part de nos libertés est conditionnée à l’impératif de sécurité.
Le principe de justice est, lui aussi, régulièrement contesté du fait que l’Union européenne sacrifierait la justice et la cohésion sociales aux nécessités du marché, dans une époque actuelle qui voit, en Europe et dans le monde, s’accroître les inégalités sociales. Certains dénoncent même l’inscription dans le préambule de la Charte du principe de libre circulation des services et des capitaux comme une preuve de sa dérive « néolibérale ».
Or, selon Justine Lacroix, les valeurs de l’Union européenne sont ouvertes à une multiplicité de lectures qui permettent de la « concevoir comme le lieu d’un affrontement civilisé entre différentes conceptions des droits humains », et en particulier celles qui consistent à « distinguer une politique des droits de l’homme d’une politique humanitaire ». En réalité, ce sont les volontés politiques qui, s’affrontant dans le débat européen, déterminent son orientation idéologique.
L’essai dense et érudit de Justine Lacroix s’attache à mettre en évidence le champ très vaste d’interprétation par la pensée politique du « vocable européen », notamment celui des valeurs qui s’est imposé comme « le principal pilier de légitimation de la construction européenne ».
[1] Professeure de théorie politique à l’Université libre de Bruxelles ; membre du conseil de rédaction de la revue Esprit.
[2] Collège de France Editions – Collection « Conférences ». 2024. 96 pages. 18 €. Le texte est la retranscription des quatre conférences prononcées par Justine Lacroix en 2023-2024 sur le thème de l’Europe démocratique.