
© EC – Audiovisual Service, Mauro Bottaro
Pauvre Montesquieu ! La « théorie » exprimée dans l’Esprit des lois (1748) selon laquelle le commerce, par la dépendance réciproque qu’il crée entre les nations, permet de lutter contre les préjugés, constituant, ce faisant, un puissant facteur de paix a, aujourd’hui, du plomb dans l’aile !
Pourtant, au lendemain de la Second Guerre mondiale, cette doctrine a servi de fondement à la reconstruction, du moins dans le « monde libre », c’est-à-dire occidental. En octobre 1947, tirant la leçon du rôle majeur joué dans le déclenchement du conflit par les replis sur soi protectionnistes consécutifs à la crise de 1929 et à Grande Dépression des années 1930, 23 pays signent le GATT, « Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce »[1]. L’accord promeut le libre-échange. Il s’agit pour les pays signataires de conclure des « accords visant, sur une base de réciprocité et d’avantages mutuels, à la réduction substantielle des tarifs douaniers et des autres obstacles au commerce et à l’élimination des discriminations en matière de commerce international ». Accord juridique et financier, le GATT installe un ensemble de règles comme l’application de la clause de la nation la plus favorisée[2] aux pays signataires et encourage le multilatéralisme dans les relations commerciales.
Au fil des décennies, la libéralisation du commerce s’amplifie : le nombre de participants s’élargit jusqu’à atteindre 128 membres en 1994 et les cycles de négociations commerciales (« rounds ») permettent une baisse spectaculaire des tarifs douaniers. Pourtant l’accord montre des limites : absence de contraintes fortes, arbitrage des litiges défaillant et, surtout, concurrence d’accords notamment régionaux.
Pour remédier à ces faiblesses, les pays membres décident en 1994, lors de la conférence de Marrakech, la création de l’OMC (Organisation mondiale du commerce). Parmi les nouveautés, une procédure de règlement des litiges commerciaux entre les États membres qui peuvent recourir à l’organe de règlement des différends (ORD).
L’OMC réunit aujourd’hui 166 membres parmi lesquels la Chine populaire admise en décembre 2001 et la Russie depuis 2012. Cela représente 98 % du commerce mondial. Pourtant l’OMC est en crise : échec du cycle de négociations (NCM) ouvert à Doha en 2001 et suspendu en 2006, blocage de l’ORD depuis 2016 par l’opposition des Etats-Unis à la nomination de nouveaux juges[3]. C’est la fin de l’arbitrage international et le retour de la confrontation commerciale.
Cette confrontation est engagée par Trump 1 en 2018 par une hausse unilatérale des tarifs douaniers en plusieurs étapes : en janvier sur plusieurs produits (machines à laver et panneaux solaires), en mars sur l’aluminium et l’acier, en avril sur 1 300 produits. Au total, sur 2018-2019, les droits de douane affectent 380 milliards de dollars d’importations américaines. Si la cible principale est la Chine, l’Union européenne n’en est pas moins touchée.
Avec l’élection de Biden les relations s’apaisent quelque peu et le dialogue reprend. Mais la politique commerciale de l’administration démocrate s’inscrit dans la continuité protectionniste de celle de Trump : droits de douane conservés, blocage de l’OMC maintenu. Plus encore, en 2023, avec l’Inflation réduction Act et son déversement massif de subventions visant à réindustrialiser le pays, « l’hiver du commerce mondial s’annonce »[4].
Le retour de Trump aux affaires signe le déclenchement de la guerre commerciale.
Durant la campagne électorale 2024, outre le propos mille fois répété « droit de douane, (« tarif ») est bien plus que le plus beau mot du dictionnaire », le candidat Trump ne cesse d’annoncer la couleur : il imposera des droits de douane de 10 ou 20 % sur les importations en provenance du monde entier, et de 60 % sur celles en provenance de Chine…
A peine en fonction, le président fixe à 25 % les taxes douanières sur les produits en provenance du Mexique et du Canada et augmente de 10 % les droits de douane sur les produits chinois.
Le 11 février, il décide d’imposer des droits de douane de 25 % sur l’acier et sur l’aluminium entrant aux Etats-Unis avec effet à partir du 12 mars.
Le 13 février, l’administration Trump annonce la mise en place de droits de douane réciproques : « S’ils nous imposent un droit de douane ou une taxe, on leur impose exactement le même niveau de droit de douane ou de taxe, c’est aussi simple que ça ». En traitant en bilatéral avec chacun de leurs partenaires commerciaux, les Etats-Unis font fi d’une des règles de base de l’OMC : l’interdiction de pratiquer des tarifs en fonction des partenaires.
- Dix jours plus tard, le 25 février 2025, c’est au tour des produits importés de l’Union européenne d’être taxés à 25 % avec pour argument fleuri : « L’UE a été conçue pour emmerder les Etats-Unis. C’était l’objectif et ils y sont parvenus. Mais désormais je suis le président« . « Em… » les Etats-Unis, cela fait référence au déficit commercial états-unien avec l’Union : « 300 milliards de dollars » en 2023.
Un tel propos ne laisse pas d’étonner : d’une part, Trump ne prend en compte que les seuls biens et ignore les services pour lesquels les Etats-Unis ont une balance excédentaire (104 milliards €). D’autre part, il assimile la taxe à la valeur ajoutée (TVA) payée sur les produits en provenance des Etats-Unis à un droit de douane d’où sa saillie : « Œil pour œil, droit de douane pour droit de douane, exactement le même montant ». - Le 12 mars 2025, les droits de douane sur l’acier et l’aluminium sont entrés en vigueur. L’Union européenne réplique par la voix de la présidente de la Commission en annonçant « des contre-mesures fortes mais proportionnées » à savoir des droits de douane à hauteur du montant des droits de douane américains (26 milliards € pour 28 milliards de $) portant sur des produits ciblés : motos, électroménager, bateaux, jus d’orange, volailles, tabac, Bourbon, chewing-gums… avec une entrée en vigueur le 1er avril.
Le lendemain la réponse américaine se fait menaçante sur le réseau trumpien Truth Social: « L’Union européenne, […] a tout juste imposé 50 % de droits de douane sur le whisky. Si ces droits de douane ne sont pas retirés immédiatement, les Etats-Unis vont rapidement imposer des droits de douane de 200 % sur tous les vins, champagnes et produits alcoolisés venant de France et d’autres pays de l’UE ». - Le 26 mars, les voitures étrangères importées notamment européennes sont frappées de 25 % de droit de douanes avec effet le 2 avril. Face à cette nouvelle charge, la Commission répond par une déclaration dilatoire : « Si nécessaire, nous apporterons une réponse ferme, proportionnée, robuste, bien calibrée et opportune aux mesures injustes et contre-productives prises par les États-Unis ». Cette retenue paraît s’expliquer principalement par la volonté de maintenir l’unité dans une Union en proie à des tensions internes liées à la mise en péril de filières importantes dans certains pays comme les spiritueux en France. Car le droit de douane tel que le manie Trump cherche à diviser la « très méchante Union européenne » (Politico, 6 mars 2025).
- Le 2 avril, « jour de la libération pour les Etats-Unis » nouvelle étape dans l’escalade, l’administration américaine annonce de nouveaux droits de douane de 10 à 49 % imposés à 185 pays et territoires à travers le monde avec entrée en vigueur le 6 avril.
- Mais le 9 avril, après une semaine de chaos boursier mondial doublé de la menace d’une crise financière, l’administration Trump opère une reculade spectaculaire en suspendant pour 90 jours les taxes décidées pour tous les pays à l’exception de la Chine[5].
La politique commerciale américaine erratique et dangereuse pose problème à l’Union. A l’évidence, Trump cherche à fragmenter l’UE pour laquelle il ne cache pas un profond mépris. Comment répondre ? Par la confrontation comme l’a décidé la Chine?[6] Par la négociation « sereine mais ferme » tout en se préparant à riposter au cas où ?
[1] General agreement on tariffs and trade dont le siège de l’institution qui le met en œuvre est établi à Genève.
[2] NPF, cette clause garantit que tout avantage commercial (principalement douanier) accordé par un pays à un autre, sera étendu à tous les autres pays signataires.
[3] En 2016, Obama a refusé de nommer le juge américain. Trump1 bloquant la nomination de nouveaux juges, le mandat du dernier juge encore en place est arrivé à échéance en novembre 2020.
[4] Pierre-Antoine Dusoulier dans le Monde, 25 février 2023.
[5] Les taxes douanières frappant les produits chinois s’élèvent à 145 %. La Chine a porté à 125 % ses taxes sur les produits américains.
[6] Le 12 avril, les Etats-Unis ont décidé d’exempter de surtaxe les smartphones et les ordinateurs, importés de Chine !