La relance européenne, otage de l’illibéralisme ?


Le 21 juillet 2020, les 27 États membres, dans la douleur, sont parvenus à un accord sur un plan de relance post-Covid adossé au budget septennal de l’Union[1].

© EC – Service audiovisuel

Le 16 novembre, la Hongrie et la Pologne ont annoncé qu’elles vont mettre leur veto à l’approbation du budget pluriannuel et, par là même, bloquer le plan de relance. Comment expliquer ce changement de pied qui ajoute à la triple crise sanitaire, économique et sociale, un affrontement politique à l’issue incertaine ?

L’annonce du double veto hongrois et polonais a jeté la consternation à Bruxelles. On peut se demander néanmoins si la crise qui en résulte constitue une réelle surprise ?

On sait que le respect des valeurs de l’Union inscrites dans l’article 2 du TUE, notamment l’État de droit, est très relatif dans les deux pays au point que l’Union a enclenché depuis décembre 2017 pour la Pologne et depuis septembre 2018 pour la Hongrie, la procédure de l’article 7 du TUE « risque clair de violation grave par un État membre des valeurs visées à l’article 2 ».

Dès le début de la négociation du plan de relance, le premier ministre hongrois Viktor Orban et son homologue polonais Mateusz Morawiecki ont prévenu qu’ils refuseraient toute conditionnalité du versement des fonds européens. Or, l’accord de juillet, fait référence à l’article 2 du TUE, « souligne l’importance que revêt l’Etat de droit » et, s’agissant de la protection des intérêts financiers de l’Union, « prévoit que sera introduit un régime de conditionnalité visant à protéger le budget et Next Generation EU » (le plan de relance). Le Conseil européen demande à la Commission de « proposer des mesures en cas de manquement, qui seront adoptées par le Conseil statuant à la majorité qualifiée » et de « présenter de nouvelles mesures afin de protéger le budget de l’UE et Next Generation EU contre les fraudes et les irrégularités »[2]. Alors, comment expliquer que les dirigeants polonais et hongrois acceptent malgré tout l’accord ? Serait-ce qu’ils reçoivent le rappel du respect des valeurs comme une incantation rituelle sans portée véritable ? Croient-ils que dans le contexte très lourd que connaît l’Union, les Etats membres ne voudront pas ajouter une difficulté supplémentaire ? Ou pensent-ils que leur avertissement ayant été entendu, le mécanisme de conditionnalité restera inopérant ? Quoi qu’il en soit, au lendemain de l’accord, les deux dirigeants rentrent confiants dans leur pays.

Le conflit cristallise à l’automne :

  • Le 30 septembre, la Commission européenne publie son premier rapport qui comporte une synthèse de la situation de l’État de droit dans l’UE et une évaluation de la situation dans chaque État membre. L’analyse est effectuée à partir de quatre critères définis dans le « nouveau mécanisme européen complet de protection de l’État de droit » que Mme von der Leyen avait annoncé dans ses orientations politiques un an plus tôt. Ces critères sont : le système judiciaire, les mécanismes de lutte contre la corruption, l’équilibre des pouvoirs dans les institutions et la liberté de la presse et le pluralisme.  Le rapport pointe d’importantes défaillances dans trois pays : la Hongrie, la Pologne et la Bulgarie.
  • Le 5 novembre, après plusieurs semaines de discussions serrées sur le budget pluriannuel, le Parlement européen et le Conseil tombent d’accord sur un mécanisme obligatoire et contraignant au service de la défense de l’État de droit sous la forme d’un dispositif qui conditionne le versement de tous les fonds européens au respect de l’Etat de droit. Avec une présidence allemande à la manœuvre, et malgré l’opposition de la Hongrie et de la Pologne, le Conseil adopte l’accord à la majorité qualifiée.
  • Le 16 novembre, lors de la réunion des ambassadeurs européens, les deux pays annoncent qu’ils refusent d’approuver le budget et d’autoriser l’UE à augmenter ses ressources propres pour emprunter en vue de financer le plan de relance. L’unanimité étant requise, le plan de relance est bloqué. Le lendemain, la Slovénie apporte son soutien aux deux rebelles. Le 19, lors du Conseil européen tenu par visioconférence, les chefs d’État et de gouvernement ne peuvent que constater le blocage même si aucun veto officiel n’a été exprimé au niveau du Conseil, l’instance décisionnelle.
    A l’évidence, il y a eu erreur d’appréciation ou pari perdu réciproque : sur la détermination des deux « illibéraux » jusqu’à prendre en otage la relance européenne et sur l’exaspération de Bruxelles et des autres pays bien décidés à ne plus accepter les entorses de la Hongrie et de la Pologne.

Début décembre, la relance européenne est bien otage de l’illibéralisme.
Quelle peut être l’issue de ce bras de fer entre des acteurs parfaitement conscients de l’enjeu majeur que représente, pour l’Union et pour eux-mêmes, le plan de relance ?[3]

  • La renégociation de l’accord du 5 novembre a, d’ores et déjà, été exclue par le Parlement européen et par le Conseil au sein duquel, plusieurs pays comme les Pays-Bas, l’Autriche, la Suède et le Danemark sont très remontés.
  • En cas de maintien du veto, donc de blocage durable, sachant que l’exclusion des pays réfractaires n’est pas possible, il conviendrait de contourner le veto. Cela pourrait passer par un transfert du contenu du plan de relance dans un accord intergouvernemental  ou, suite à un vote à la majorité qualifiée du Conseil, par l’instauration d’une coopération renforcée à 25 ou 24.
  • Il reste, cependant, une troisième voie très « bruxelloise » : la recherche d’un compromis qui, tout en conservant le régime de conditionnalité, atténuerait dans la formulation la rudesse de l’affrontement et permettrait aux récalcitrants de sauver les apparences. C’est cette option que la présidence allemande privilégie. En proposant lors du Conseil européen des 10-11 décembre 2020, d’adjoindre au règlement une « déclaration interprétative » qui précise le fonctionnement du mécanisme de conditionnalité[4], elle offre aux dirigeants polonais et hongrois la « porte de sortie » dont ils avaient besoin devant leur opinion publique -majoritairement europhile- et les deux pays lèvent leur veto.

La prise en otage du plan de relance européenne par la Pologne et la Hongrie est terminée. Mais, sur le fond de l’illibéralisme, rien n’est réglé et le conflit risque de rebondir. Pourtant, en s’opposant à la dérive autocratique de certains États membres, l’Union rappelle qu’elle est avant tout une communauté de valeurs. Puissent les citoyens polonais et hongrois l’exprimer au moment de désigner leurs dirigeants !


[1] Voir  « Deal » !  dans la lettre d’info n°40 juillet-août 2020

[2] Conclusions adoptées par le Conseil européen lors de la réunion extraordinaire (17, 18, 19, 20 et 21 juillet)  www.consilium.europa.eu/

[3] La Pologne doit recevoir 23 milliards € au titre du plan de relance qui s’ajoutent aux 14 milliards de fonds annuels ; pour la Hongrie, 6 milliards € pour le plan de relance et 5 milliards de fonds annuels.

[4] Elle prévoit qu’un pays visé puisse saisir la Cour de justice européenne pour examiner la légalité du mécanisme avant qu’il n’entre en application. Un tel recours prend 18-19 mois en moyenne, selon la Cour.  www.euractiv.fr, 11 décembre 2020.

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