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Lier la culture d’un pays à sa géographie et à son histoire n’est pas une idée particulièrement originale. S’agissant de la Hongrie cela relève même de l’évidence tant ce petit Etat d’une dizaine de millions d’habitants ancré au cœur du continent européen et balloté au fil des siècles entre Occident et Orient, constitue un véritable carrefour culturel.
En effet, le territoire hongrois a été soumis à des dominations successives : très tôt dans l’histoire, celle des Celtes, des Romains, des Ostrogoths, des Huns et autres peuplades européennes ou eurasiennes, et ce n’est qu’autour de l’an 1000 qu’un Royaume de Hongrie est constitué et que le catholicisme s’y impose avant qu’au milieu du XVIème siècle le pays perde sa souveraineté : il sera dominé pendant plus d’un siècle par le puissant Empire ottoman puis tombera sous la coupe de son voisin autrichien et de la dynastie des Habsbourg.
Chacune de ces dominations imprimera des traces profondes dans son patrimoine culturel.
La tradition culinaire hongroise en est un témoignage : si une grande partie de sa cuisine, grande utilisatrice de chou, bœuf, porc et volailles, est commune à celle d’autres sociétés d’Europe centrale, l’influence orientale y est aussi très présente ne serait-ce que par l’utilisation intensive du paprika, dans son goulasch ou dans les soupes dont les Hongrois sont de grands consommateurs tout comme elle l’est dans son héritage de la cuisine juive ashkénaze. Influence aussi de l’Autriche voisine à laquelle elle emprunte son art de la pâtisserie.
Le patrimoine architectural hongrois, celui des églises de Budapest en tout premier lieu, est également le fruit de cette longue histoire multiculturelle, du gothique de l’église Saint-Matthias au néo-classique de la basilique Saint-Etienne. Si les influences de l’Empire ottoman sont visibles sur de nombreux bâtiments, le style architectural le plus intéressant de la capitale hongroise est très certainement celui de l’Art Nouveau dont le Musée des Arts décoratifs, inspiré aussi de l’art oriental, est un des plus emblématiques. Lui succéderont des réalisations se réclamant de l’expérience allemande du Bauhaus puis, sous l’ère communiste, les imposantes constructions caractéristiques du réalisme socialiste.
Budapest est, du point de vue patrimonial et touristique, en concurrence avec une autre capitale d’Europe centrale, Prague. Elles sont présentées toutes deux comme des escapades idéales pour un week-end, toutes deux situées sur des cours d’eau célèbres, la Vtlava (la Moldau) à Prague et le Danube à Budapest, et toutes deux possèdent un patrimoine remarquable : ponts, palais, églises. La capitale hongroise comme la capitale tchèque ont su aussi intégrer à ce passé très « romantique » la culture contemporaine, ce qui a pu permettre à ces « villes-musées » d’en éviter jusque-là les travers…
Le domaine culturel hongrois qui nous est le plus familier est incontestablement celui de la musique classique : si le folklore traditionnel hongrois et celui des tsiganes de Hongrie restent très vivants et ont inspiré de nombreux compositeurs hongrois mais aussi européens, dont Brahms et ses Danses hongroises ou Berlioz et sa Marche hongroise de La damnation de Faust, ce sont les compositeurs hongrois qui ont donné à la musique classique ses plus grands noms, celui de Franz Liszt (1811-1886), bien sûr, mais aussi ceux de Béla Bartók (1881-1945) et Zoltan Kodály (1882-1967).
Franz Liszt est à l’évidence un personnage complexe. Né dans la petite ville de Raiding, dans une Hongrie rattachée alors à l’Empire d’Autriche et dont il est devenu une célébrité, c’est dans de nombreuses capitales d’Europe que très tôt, comme l’avait avant lui fait le jeune Mozart, il séjournera. Ses récitals y connaîtront un succès inouï. S’il est un pianiste virtuose, il est aussi un des compositeurs majeurs de ce XIXème siècle romantique tout en annonçant les formes musicales dont s’inspireront ses contemporains Chopin, Wagner, Berlioz mais aussi de grands compositeurs du XXème siècle. Artiste adulé, séducteur insatiable et ami de nombre de célébrités de l’époque, parmi lesquelles Victor Hugo, Balzac, Lamartine ou Delacroix, il est aussi épris de mysticisme (il recevra même les ordres à la fin de sa vie) et s’est passionné pour les idées sociales de Saint-Simon.
C’est d’ailleurs dans la lignée de Liszt que Béla Bartók s’imposera comme un des grands musiciens avant-gardistes du XXème siècle, puisant comme lui dans le folklore hongrois l’inspiration de plusieurs de ses œuvres. Chassé par la montée du nazisme, il s’exile aux États-Unis et meurt à New York en 1945. Zoltan Kodály réutilisera lui aussi cette même tradition folklorique tout en étant considéré comme le réformateur de la musique hongroise.
Contrairement aux noms des musiciens dont nous venons de parler, ceux des auteurs de la littérature hongroise nous sont infiniment moins familiers. Si la musique peut effectivement apparaître comme une sorte d’esperanto européen, la littérature, elle, et notamment celle de ces pays d’Europe centrale, est plus étroitement liée à son terroir et sa société d’origine. Les différentes dominations auxquelles a été soumis le pays ont rendu difficile l’émergence d’une littérature nationale. Le fait que, par ailleurs, la langue des Magyars, le hongrois, d’origine finno-ougrienne, ne soit pas de la même souche que la plupart de celle des autres pays européens, peut apparaître comme un facteur supplémentaire d’isolement. Des poètes, comme Sandor Pétőfi (1823-1849) encore très vénéré à Budapest, ont contribué à en faire une langue de culture. Il faut attendre le XXème siècle pour que des auteurs hongrois, et notamment des romanciers, trouvent leur place au sein de la littérature européenne. Cela a été le cas d’Imre Kertész (1929-2016), prix Nobel de littérature en 2002, dont l’œuvre, sous le titre général d’Auschwitz, est centrée sur son expérience concentrationnaire. Journaliste antistalinien, il a dû s’exiler pour échapper à la répression du régime comme l’a fait également l’écrivaine Agota Kristof après l’échec de l’insurrection antisoviétique de 1956.
Citons également Péter Nádas l’auteur hongrois le plus lu en France ou Magda Szabó (1917-2007) qui a obtenu le prix Femina étranger en 2003.
Les romans de László Krasznahorkai (né en 1954), notamment Tango de Satan et La Mélancolie de la résistance, sont, eux, très liés à la création cinématographique hongroise et particulièrement au cinéaste Béla Tarr qui les a portés à l’écran, le second sous le titre d’Harmonies Werckmeister.
Plusieurs cinéastes se sont fait une place dans la cinéphilie européenne.
Miklós Jancsó (1921-2014) qui a connu la répression du régime prosoviétique est un cinéaste engagé dont Psaume Rouge, film sur une révolte populaire dans la Hongrie de la fin du XIXème siècle, a reçu le prix de la mise en scène à Cannes en 1972.
István Szabó (né en 1938), s’est fait, lui aussi, connaître internationalement. Son film Colonel Redl, tourné en allemand, avec Klaus Maria Brandauer, évoque la destinée tragique d’un homme ambitieux soumis aux exigences du pouvoir.
Le cinéma hongrois, tout au moins celui qui est connu par les cinéphiles occidentaux, se révèle d’une particulière noirceur : dès la fin de la seconde Guerre mondiale, le film de Géza Radványi tourné en 1947, Quelque part en Europe, décrit avec âpreté la misère des orphelins de guerre. Bien plus tard, en 2015, c’est un jeune réalisateur, László Nemes, qui rend compte des horreurs des camps de concentration dans le très sombre Fils de Saul qui reçut l’Oscar du meilleur film en langue étrangère en 2016. Un cinéma à l’esthétique exigeante aussi, comme l’est celle des films de Bela Tarr (né en 1955), dont Le Cheval de Turin, Ours d’argent à Berlin en 2011.
Hormis Frantz Liszt ou la ville de Budapest, le patrimoine culturel hongrois reste très méconnu des Européens de l’ouest. S’il n’est pas toujours facile d’accès, sa diversité et sa richesse en font toutefois une des composantes majeures de la culture européenne. Au moment où le gouvernement de Viktor Orban préside avec le sens aigu de la provocation que nous lui connaissons le Conseil de l’Union européenne, la culture de ce peuple maintes fois malmené mérite le détour, autant que le méritent les joyaux de sa capitale.