L’UE puissance géopolitique

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En juillet 2019, dans son discours de candidate à la présidence de la Commission, Ursula von der Leyen déclarait devant les députés européens : « Je vois dans les cinq prochaines années une chance pour l’Europe : celle de se montrer plus ambitieuse chez elle afin de prendre le leadership sur la scène mondiale ». Au lendemain de sa désignation, elle annonçait qu’elle entendait conduire une « Commission géopolitique » et, quelques semaines plus tard, début décembre 2019, lors de sa prise de fonction, elle égrenait six priorités parmi lesquelles  « une Europe plus forte sur la scène internationale ». Si certains analystes ont vu dans cette ambition proclamée une façon de se différencier de son prédécesseur,  la majorité des observateurs ont salué une volonté de prendre en compte une situation internationale tendue et instable  : en interne, le Brexit, la crise migratoire ; en périphérie, l’instabilité en Méditerranée, les tensions avec la Russie ; au plus large, le doute généré au sein de l’OTAN  par les initiatives trumpiennes (Iran par exemple) sans oublier l’affirmation des prétentions et l’activisme chinois… Restait, cependant,  une interrogation sur la stratégie à privilégier : géoéconomique avec maintien de l’ouverture et défense du multilatéralisme en tant que chef de file d’un commerce libre et équitable garanti par une Organisation mondiale du commerce réformée ? Géopolitique avec affirmation d’une Europe puissance, souveraine et autonome  pour faire entendre dans le monde, une voix plus forte et plus unanime et avec construction d’une défense commune ?

Quatre ans plus tard, le choix stratégique ne paraît pas avoir été tranché ou plus exactement, des crises successives ont bousculé les termes du débat et imposé des réponses marquées par l’urgence et parfois l’improvisation.

Début 2020, la crise sanitaire a mis le monde sous cloche. La pandémie de Covid-19 a provoqué un bouleversement sans précédent de l’économie et du commerce international, la production et la consommation s’étant réduites partout sur la planète. Au deuxième trimestre 2020, les échanges de marchandises ont subi la plus forte baisse jamais enregistrée sur une telle période et l’Europe a connu une chute inédite de ses exportations (-24,5 %). La dégradation du commerce des services a été aussi prononcée et des secteurs se sont effondrés, comme le transport aérien.

Face à la fragmentation du monde, l’Union européenne a défendu les principes du multilatéralisme et de la solidarité. Alors que les Etats-Unis de Trump quittaient l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), l’Union a contribué à lancer dans le cadre de l’OMS, en avril 2020, l’initiative Access to Covid Tools Accelerator (ACT-A), un dispositif pour accélérer l’accès aux outils de lutte contre la COVID-19)  par la mise au point et la production de produits de diagnostic, de traitements et de vaccins. En direction des pays à faible revenu, elle a activé le mécanisme européen de protection civile et participé au programme COVAX de partage des vaccins de l’OMS pour 450 millions de doses et 3 milliards d’euros de contribution.

Mais en révélant au gré des pénuries de masques, d’équipements de santé (par exemple les respirateurs), de médicaments ou de vaccins, la forte dépendance de l’Union à l’égard de l’extérieur (Chine et  Inde), la crise du Covid a mis en débat la souveraineté sanitaire, débat bientôt étendu à l’économie en général et aux nouvelles technologies en particulier. Réduire les dépendances en relocalisant, en contrôlant les investissements étrangers, en stimulant la recherche-développement, en protégeant les données dans un cadre de concurrence loyale et sans céder au protectionnisme, c’est l’objet du Plan industriel du Pacte vert présenté par la Commission au début de l’année 2023 en réponse à l’IRA américain (Inflation réduction act) et au 14e plan quinquennal chinois.

Deuxième secousse majeure, quelques mois après le pic de la crise sanitaire, la guerre russe en Ukraine a constitué, pour l’Union européenne,  un choc géopolitique.

Dans l’année 2014, le soutien russe aux séparatistes du Donbass et, en mai, l’invasion puis l’annexion de la Crimée ont tendu les rapports de l’UE avec la Russie sans que soit remis en cause l’approvisionnement européen en hydrocarbures russes. L’invasion russe de l’Ukraine, le 24 février 2022 a, par contre,  provoqué le « réveil géopolitique » en Europe. L’UE a dénoncé « une guerre d’agression non provoquée et injustifiée menée par la Russie contre l’Ukraine« , et, tout en veillant à éviter la cobelligérance, a apporté un soutien massif et multiforme à l’Ukraine. En adoptant à l’unanimité des sanctions lourdes et réitérées à l’encontre de la Russie, en finançant la livraison massive d’armes à l’Ukraine, l’UE s’est assumée en tant que puissance déterminée à défendre ses valeurs. En se privant presque intégralement d’énergies fossiles russes, elle a accéléré sa transition énergétique et a ainsi travaillé à construire sa souveraineté.  Par ailleurs, en mars 2022, quelques jours après l’agression russe, l’Union a adopté une nouvelle « boussole stratégique », cadre stratégique pour l’action de l’Union en matière de sécurité et de défense en complément du rôle principal joué par l’OTAN.

Le 23 juin 2022, les 27 chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne ont, à l’unanimité, décidé d’accorder à l’Ukraine le statut de pays candidat à l’adhésion. Décembre 2023, quelque vingt  mois après le début de la guerre, malgré les tentatives d’obstruction de la Hongrie, la solidarité avec l’Ukraine tient[1]. Pourtantl’inquiétude perce quant à la détermination des opinions publiques européennes à continuer de soutenir le pays agressé[2].  

La crise au Proche-Orient déclenchée le 7 octobre par l’attaque terroriste du Hamas met en valeur la difficulté de l’Union à exister sur la scène internationale.

D’une part, tout en condamnant le terrorisme, les Etats membres ont réagi en ordre dispersé (visite de soutien à Israël immédiate ou décalée, discours de soutien à Israël intégral ou conditionnel etc.). Bientôt plus que des nuances, des divisions sont apparues notamment sur la question du cessez-le-feu.

D’autre part, au niveau des instances communautaires, des tensions se sont fait jour entre la présidence de la Commission et la présidence du Conseil européen[3] et la parole du Haut représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité, Joseph Borrell,  n’a guère porté. Mais il est vrai que dans ce dossier, la capacité d’influence de l’Union comme celle des Etats membres est, depuis longtemps, quasiment nulle.

Si avec l’invasion russe de l’Ukraine, l’UE a  accédé au statut d’acteur géopolitique, son rôle reste régional et frappé de nombreuses fragilités : en interne, la tentation nationaliste et illibérale, hostile au renforcement des compétences de l’Union ; à sa périphérie, la difficile gestion des élargissements programmés et de son voisinage et, à l’échelle mondiale, bien sûr, la faiblesse de ses capacités militaires et  diplomatiques.

Or, sans puissance militaire et diplomatique, il lui est difficile de prétendre exercer « le leadership sur la scène mondiale ».


[1] Le 14 décembre, le Conseil européen a décidé l’ouverture des négociations d’adhésion avec le pays.

[2] Selon un sondage publié  par  ECFR (European Council on Foreign Relations), le 12 décembre,  29 % des Français et 37 % des Allemands sont favorables à l’entrée de l’Ukraine dans l’Union. (Le Monde. 14.12.2023)

[3] Le 13 octobre, la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen accompagnée de la présidente du Parlement, Roberta Metsola a effectué une visite expresse à Jérusalem afin d’exprimer la « solidarité avec le peuple israélien après la terrible attaque terroriste du Hamas ». Selon les critiques, elle aurait outrepassé ses fonctions et, par ses déclarations pro israéliennes, ignoré la position des ministres des affaires étrangères des Vingt-Sept arrêtée trois  jours plus tôt.

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