No demos « Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe »


Un essai de Céline Spector[1].

Curieux titre que celui de cet essai récent de  Céline Spector, professeure de philosophie politique à la Sorbonne : No demos ?. Un terme emprunté au grec ancien, demos, qui, s’il n’est pas passé dans le langage courant, est néanmoins facilement compréhensible du fait de son utilisation dans l’une des deux racines étymologiques de notre mot démocratie. Demos, le peuple, donc. Mais précédé de la négation No et suivi d’un point d’interrogation dont la fonction est ici capitale. On aura compris que le propos de ce livre sera d’interroger le caractère démocratique de l’Union européenne. Son sous-titre est d’ailleurs particulièrement explicite : Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe. Comme si le fait de mettre ensemble les trois mots essentiels de cette formule n’allait pas de soi. Comme si l’expérience actuelle de la construction européenne, mettait « à l’épreuve » non seulement le postulat démocratique qui la fonde, mais également la capacité de l’U.E. à incarner ce caractère souverain que l’on réduit trop souvent à la seule dimension des États-nations.

Et en effet ce livre constitue une réponse au reproche récurrent qui est adressé à l’institution européenne : l’Europe ne serait pas démocratique pour la bonne raison, pensent ses détracteurs, qu’il n’existe pas de peuple (de demos) européen et que, de ce fait, le discours officiel sur la citoyenneté ou l’identité européennes s’avère totalement artificiel.

Le propos de Céline Spector prend le contre-pied de ce raisonnement. Son argumentation est d’abord d’ordre philosophique mais elle s’appuie aussi sur une lecture très attentive de l’histoire de la construction européenne et de son fonctionnement actuel.

Ses référents philosophiques sont, en premier lieu, les philosophes des Lumières qui ont pensé l’organisation politique : après l’abbé de Saint-Pierre, Jean-Jacques Rousseau, Montesquieu puis Emmanuel Kant ont été convaincus, sous des formes et à des degrés divers, de la nécessité d’imaginer une association des peuples ou des Etas européens dans le but affirmé de garantir la Paix. Cette association, qui peut prendre la forme d’une confédération, d’une fédération ou même d’un Etat fédéral, termes que l’auteure s’attache à expliciter et à différencier, renvoie, bien entendu, à la Constitution des Etats-Unis d’Amérique à la fin du XVIIIème siècle, un acte politique qui demeure pour elle un élément fondamental de comparaison avec la construction européenne.

La question essentielle est bien celle de concevoir un fonctionnement démocratique pour un ensemble politique supranational, tant la thèse qui est généralement développée, et notamment par les souverainistes de différents horizons, est celle selon laquelle il ne peut y avoir de souveraineté ni de démocratie en dehors de l’Etat-nation. Tout le propos de ce livre est d’en faire la démonstration inverse.

Pour ce faire, l’auteure adopte un principe constant qui consiste à exposer d’abord, avec un maximum d’objectivité et de nuance, les argumentaires qu’elle est ensuite amenée à contester. Elle fait preuve de la même rigueur et de la même distance avec les thèses auxquelles elle adhère le plus, et en particulier celles du philosophe allemand contemporain Jürgen Habermas dont elle partage l’idée que la citoyenneté n’est pas réservée aux citoyens d’un Etat, qui ont en commun langue, histoire et culture, mais qu’elle peut se construire autour d’un projet institutionnel fédéral. C’est cette conviction fédéraliste qui la conduit à proposer le modèle d’une République fédérative européenne qui « associe des entités politiques liées par un projet de coopération pacifique et d’enrichissement économique, désireuses de s’unir par la voie d’une délibération démocratique et d’un arbitrage juridique »[2]. Se différenciant du modèle de la confédération ou de l’Etat fédéral, le modèle qu’elle propose  est fondé sur une « souveraineté partagée » des différents peuples européens.

Pourtant, l’Union européenne doit faire face aujourd’hui  à un certain nombre de défis : répondre au reproche récurrent qui lui est adressé de déficit démocratique ou à celui d’un lien congénital avec l’économie de marché voire le néolibéralisme ; répondre aussi de façon volontariste à la demande d’un renforcement de l’Europe sociale et de la prise en compte de l’urgence environnementale.

Seule la mise en place d’un véritable système fédéral de solidarités pourra permettre à la République fédérative européenne que Céline Spector appelle de ses vœux, de les relever.

No Demos ? s’affirme en fin de compte comme un essai rigoureux, dense et stimulant, tout à fait bienvenu en ces temps de replis nationaux marqués, de doutes démocratiques et de nostalgies illusoires.


[1] Editions du Seuil. Octobre 2021. 416 pages. 24 €.

[2] Page 162

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