L’ordre juridique européen repose sur plusieurs principes cardinaux dont celui de la primauté du droit de l’Union européenne. Cela signifie que, dans les domaines de compétences attribués à l’Union, faut-il le rappeler, par les Etats et inscrits dans les traités signés par ces mêmes Etats, le droit européen prévaut sur les droits nationaux. Cela veut dire qu’en cas de conflit, le règlement européen l’emporte sur la loi nationale. Ce principe qui figure dans une déclaration annexée au traité de Lisbonne, a mis du temps à s’imposer. Sa consécration intervient en 1964 avec l’arrêt Costa c/ENEL pris par la Cour de justice des Communautés européennes, ancêtre de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Réaffirmé par plusieurs autres arrêts, il est reconnu progressivement, non sans réserve et interrogation de certains Etats membres sur la question du rapport hiérarchique entre le droit européen et les constitutions nationales. En France, bien que reconnue par la Constitution de 1958, la supériorité de la norme internationale n’est vraiment établie qu’en 1989 par un arrêt du Conseil d’Etat mais, la Constitution restant au sommet de l’ordre juridique national, tout engagement européen comportant des clauses contraires impose une révision constitutionnelle. Cela a été le cas pour le traité de Maastricht en 1992.
Par un arrêt rendu le 7 octobre 2021 et entré en vigueur le 12, le Tribunal constitutionnel polonais, équivalent d’une Cour suprême, a répondu à une question du Premier ministre polonais posée en mars 2021 (!) portant sur la légitimité des institutions de l’Union européenne à demander l’annulation de la réforme judiciaire conduite par les autorités du pays. Dans cet arrêt, le Tribunal constitutionnel a rejeté l’article 1 du TUE qui appelle à une « union toujours plus étroite entre les peuples d’Europe », l’article 4 qui dans son alinéa 3 pose le principe de « coopération loyale entre l’Union et les Etats » et l’article 19 paragraphe 1 alinéa 2 qui stipule que « les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union » soit en d’autres termes que les Etats membres permettent aux juges nationaux d’écarter certaines dispositions constitutionnelles pour assurer l’application du droit européen. C’est cet article 19 qui constitue le cœur du rejet comme en atteste le communiqué du Tribunal dont le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il ne fait pas dans la retenue : « La tentative d’ingérence de la CJUE dans le système judiciaire polonais remet en cause les principes de l’Etat de droit, de la primauté de la Constitution polonaise ainsi que le principe de sauvegarde de la souveraineté dans le processus d’intégration européenne ».
L’ingérence en question consiste à rappeler à la Pologne qu’ abaisser l’âge de départ des juges à la retraite et réformer le conseil de la magistrature avec pour seule visée le remplacement de nombreux juges, et que créer, au sein de la Cour suprême, une chambre disciplinaire désignée directement par le pouvoir exécutif et chargée de veiller à ce que les juges polonais n’écartent pas certaines dispositions constitutionnelles pour assurer l’application du droit européen, cela constitue une atteinte à l’indépendance de la justice et à la séparation des pouvoirs ainsi qu’une violation de l’état de droit. Or l’Etat de droit est une valeur fondamentale de l’Union européenne inscrite dans les traités et la Charte des droits fondamentaux.
En somme, la volonté du gouvernement polonais de mettre au pas un pouvoir judiciaire perçu comme trop rétif aboutit à la remise en cause de principes fondateurs de l’Union dont on fait, en jouant de la fibre nationaliste, un bouc émissaire idéal.
Cette affaire est-elle sérieuse ou constitue-t-elle une tempête dans un verre d’eau ?
Le communiqué du Tribunal, aux ordres, il est vrai, selon les observateurs, en invoquant pour mieux s’opposer à l’Union, les principes et valeurs de cette dernière (Etat de droit, primauté, séparation des pouvoirs), signifie très clairement que pour le gouvernement polonais actuel, l’Union ne peut et ne doit être qu’une alliance d’Etats souverains sans projet d’intégration politique et sans communauté de destin. C’est un détournement de la signature polonaise du traité d’adhésion en 2003 et du traité de Lisbonne. Mais, après tout, si le pays n’est plus d’accord, le traité de Lisbonne lui permet de quitter l’Union comme l’a fait le Royaume-Uni. Or le gouvernement polonais et plus encore les Polonais à 80 % ne veulent pas d’une sortie de l’Union (Polexit). Cela signifie que le bras de fer est engagé entre, d’une part, l’Union qui ne peut pas reculer dans ses exigences sauf à abandonner le projet d’intégration et, d’autre part, le gouvernement polonais qui ne veut pas revenir sur sa réforme judiciaire et céder devant Bruxelles, ce que l’extrême-droite polonaise exploiterait immédiatement. L’affaire tourne au casse-tête et la sortie de crise risque d’être difficile à trouver : l’attaque polonaise ne passe pas dans plusieurs Etats membres fondateurs de l’Europe (Pays-Bas, Belgique, Luxembourg) et au sein du Parlement européen et la Pologne, de son côté, dénonce l’intolérable chantage auquel elle est soumise. Il n’est pas certain que le dialogue prôné par l’Allemagne et la France, lors du Conseil européen du 21 et 22 octobre, suffise pour convaincre les autorités polonaises[1]. Alors, il reste l’arme atomique de la manne financière européenne (36 milliards € au titre du plan de relance alloués à la Pologne). Mais son maniement est délicat et à ce jour, sans effet net.
A l’extérieur de la Pologne, des soutiens se sont manifestés : bien entendu le Hongrois Orban qui a déclaré : « Il y a une chasse aux sorcières en Europe contre la Pologne, les Polonais ont raison ». Loin de Varsovie, et notamment en France, des responsables politiques ont emboité le pas : sans surprise, les souverainistes de tous poils, droite extrême et extrême gauche et, plus étonnant, des conservateurs modérés qui, bien qu’étiquetés proeuropéens, se livrent à une surenchère électoraliste qui interroge pour le moins.
En germe depuis l’arrivée au pouvoir en 2015 du PiS (Droit et Justice) parti ultra- conservateur, le conflit ouvert avec l’Union mériterait d’être tranché par les électeurs polonais eux-mêmes. Mais les prochaines législatives dans le pays n’auront lieu qu’en 2023 !
[1] Plus d’un mois après leur coup d’éclat, les autorités polonaises restent déterminées à obtenir la mise sous tutelle du système judiciaire national comme le montre le rejet par le Tribunal constitutionnel le 24 novembre d’une partie de la Convention européenne des Droits de l’Homme, notamment l’article 6 qui stipule que « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial ».