Une « belle prise de guerre » ! Vraiment ?

© EC – Audiovisual Service – 2020 – Lukasz Kobus

En vue des élections européennes de juin prochain, des formations politiques françaises ont annoncé l’arrivée sur leur liste de personnalités de la société civile dont elles escomptent un gain électoral. Outre qu’il est difficile d’évaluer l’efficacité d’un tel « mercato », cette pratique dictée par les communicants traduit une conception minimaliste de la politique bien loin du débat citoyen qui, devrait fonder la démocratie représentative européenne. Après les « jeunes » en 2019, la « quête », en 2024, porte sur des « professionnels/experts dans un domaine ». Ainsi, crise agricole oblige, des « paysannes », figurent en bonne place sans toutefois que cela déclenche un emballement médiatique autre que régional. Si toutes les formations politiques cèdent peu ou prou à l’impératif communicationnel, il en est une qui, a fait plus fort que les autres. Le 18 février 2024, le RN a annoncé le ralliement en 3ème position sur la liste du parti pour les européennes, d’un ex-patron de l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex).

Fabrice Leggeri est un haut fonctionnaire français, au parcours classique et brillant (Normale sup, Science Po et ENA), qui a fait carrière au ministère de l’Intérieur avant d’être proposé par la France au poste de directeur de Frontex, poste qu’il a occupé de 2015 à 2022. Ce ralliement constitue pour le Rassemblement national un coup politique majeur souligné par une campagne de presse tous médias confondus de première importance sur le thème de la « belle prise de guerre ».

Pour le RN, l’intérêt est double : d’une part, dans une campagne que le parti a annoncé centrée sur le thème de l’immigration, la nouvelle recrue « vaut son pesant de crédibilité » (Libération) ; d’autre part, avec la présence d’un technocrate européen sur la liste, le parti peut arguer d’une expertise qui lui fait défaut sur à peu près tous les sujets européens.

Mais une fois retombés l’enthousiasme ou la déploration des éditorialistes – c’est selon – ce ralliement mérite d’être interrogé.

En avril 2022, F. Leggeri annonce sa démission : « Pour avoir voulu contrôler les frontières extérieures de l’UE, j’ai subi des intimidations de la part de la Commission européenne et d’ONG pro-immigration. Je voulais faire de Frontex une agence de protection de nos frontières, ils y étaient opposés ». Quelques mois plus tard, la victime se fait procureur : « Frontex a été dévoyée par la Commission pour devenir une espèce de super-ONG dirigée par les moniteurs et les officiers des droits fondamentaux » et, bientôt, en ralliant le RN, il devient militant-acteur « Nous sommes déterminés à combattre la submersion migratoire, que la Commission européenne et les eurocrates ne considèrent pas comme un problème, mais plutôt comme un projet » (JDD).

Sauf que les enquêtes menées par plusieurs organes de presse européens révèlent que le récit pro domo de F. Leggeri comporte des approximations :

  • ainsi la démission de l’intéressé, si elle est bien volontaire, suit de près la recommandation du conseil d’administration de l’Agence faite à l’autorité de tutelle de prendre à son encontre des sanctions disciplinaires. En effet, depuis deux ans, deux enquêtes ouvertes par ce même conseil  et par l’OLAF (Office européen de lutte anti-fraude), portent sur des refoulements illégaux de migrants sans étude préalable de leur demande d’asile et  en violation du droit international. En 2020 et encore en 2021, les médias Lighthouse Reports et Der Spiegel signalent des cas de refoulement en mer (pushbacks) de migrants en dehors des eaux grecques de la mer d’Egée. En 2022,  la responsabilité de Frontex est pointée par la presse. Le rapport de l’OLAF note que « au lieu d’empêcher les pushbacks, l’ancien patron Fabrice Leggeri et ses collaborateurs les ont dissimulés. Ils ont menti au Parlement européen et ont masqué le fait que l’agence a soutenu certains refoulements avec de l’argent des contribuables européens » (Der Spiegel).
  • Par ailleurs, le rapport épingle le management du directeur de Frontex : « une centralisation du processus de prise de décision, une méfiance à l’égard du personnel et des abus de pouvoir » et s’émeut d’une gestion très personnelle des dossiers avec mise à distance de l’autorité de tutelle : ainsi, le recrutement d’une quarantaine d’officiers des droits fondamentaux chargés de veiller au respect par les agents de Frontex des droits fondamentaux, a été, selon des eurodéputés, délibérément retardé par la direction de l’Agence.
  • Enfin, sa carrière de haut fonctionnaire en berne, F. Leggerri, 55 ans, a légitimement préparé sa reconversion. Selon Euractiv, qui rapporte un propos autorisé, F. Leggeri a pendant plusieurs mois, été en dialogue avec François-Xavier Bellamy, chef de la délégation des Républicains du PPE à Bruxelles et soutien déterminé du haut fonctionnaire. D’où l’incompréhension et la très désagréable surprise des Républicains à l’annonce du ralliement au Rassemblement national. Mais il est vrai que la certitude, avec ce dernier parti, d’intégrer un Parlement européen qu’il n’a pourtant cessé de critiquer, a sans doute dicté le choix définitif de F. Leggeri.

« Belle prise de guerre » pour le RN ? Pour la compétition électorale sans doute. Mais, l’épisode met aussi en valeur l’incohérence d’un parti qui recrute un technocrate européen, ancien directeur d’une agence que la formation d’extrême droite n’a eu de cesse d’accuser d’être une « hôtesse d’accueil pour migrants ». Quant à Fabrice Leggeri, par conviction ou par opportunisme et après sept ans passés au service du projet européen, il a fait le choix de rallier le parti français le plus hostile aux valeurs européennes et aux droits humains, qui, il ne s’en cache pas, est déterminé à détruire de l’intérieur l’Union européenne.

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